Les magistrats estiment avoir des garanties suffisantes pourlivrer l’oligarque kazakh.
La surprise est considérable. Un tribunal français a estimé, le 9 janvier, que l’Ukraine et la Russie offraient des garanties suffisantes, en termes d’Etat de droit, pour y extrader le banquier kazakh Moukhtar Abliazov, soupçonné de délits économiques d’envergure. Cette même chambre, deux ans plus tôt, avait pris la décision inverse dans une affaire similaire concernant un homme d’affaires russe.
Le dossier revêt une dimension exceptionnelle, à la fois par l’ampleur des sommes en jeu et l’arrière-plan politique. Détenu à la maison d’arrêt d’Aix-Luynes (Bouches-du-Rhône) depuis le 1er août 2013, Moukhtar Abliazov est soupçonné d’escroquerie à grande échelle au détriment de la banque BTA, qu’il a dirigée entre 2005 et 2009. M. Abliazov, lui, dénonce une « chasse à l’homme politique », lancée contre lui par le président kazakh Noursoultan Nazarbaïev, dont il est devenu un opposant déclaré après avoir été son ministre.
Le préjudice total s’élèverait à près de 6 milliards de dollars (4,4 milliards d’euros) selon la BTA, qui s’efforce de recouvrer ces fonds. Elle a notamment déposé onze plaintes devant la Haute Cour de justice d’Angleterre, qui lui a donné raison. « L’intérêt de la BTA est le recouvrement des actifs et le fait que M. Abliazov rende des comptes,explique Me Antonin Lévy, avocat en France de la banque. Compte tenu de sa décision de se soustraire aux procédures civiles engagées en Grande-Bretagne et de devenir un fugitif, il n’y avait d’autre choix que celle de la voie pénale, au travers des juridictions russe et ukrainienne. »
C’est ainsi que la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence a eu à se prononcer sur une demande d’extradition formulée par ces deux pays où les délits économiques imputés à M. Abliazov auraient été commis, par le biais d’une myriade de sociétés offshore. Les deux arrêts rendus le 9 janvier valident cette demande, accordée en priorité à la Russie au vu du préjudice subi. Seule condition requise : pas de peine de travaux forcés pour l’intéressé, qui a déjà une cellule réservée au sein de la colonie n° 6, dans la région de Riazan, à une centaine de kilomètres de Moscou. Lundi, ses avocats se sont pourvus en cassation, un appel suspensif. Ils craignent que la Russie n’extrade à son tour l’intéressé vers le Kazakhstan, pays ami.
Selon la chambre de l’instruction, cette remise de M. Abliazov à son pays d’origine « ne peut intervenir pour plusieurs motifs de droit international ». Le statut de réfugié politique obtenu par l’intéressé au Royaume-Uni le protégerait notamment contre une telle mesure. Mais l’argumentaire le plus détonant, retenu par la chambre, concerne le droit de M. Abliazov à un procès équitable.
Pour la cour d’appel d’Aix, la justice russe offre toutes les garanties nécessaires, malgré quelques ratés épisodiques. Naïveté, ignorance ou mauvaise foi : l’arrêt livre une vision du système judiciaire russe d’une complaisance rarement atteinte. Les mêmes arguments sont d’ailleurs répétés dans l’arrêt sur l’Ukraine.
« Considérer (…) que le système judiciaire russe n’assure pas les garanties fondamentales de procédure et de protection des droits de la défense d’une façon générale ne peut être conclu des cas particuliers, même nombreux, de condamnations de l’Etat russe par la Cour européenne des droits de l’homme », estime la chambre de l’instruction. L’arrêt comporte même un passage où il est question de « la perfectibilité de tout système judiciaire ».
La chambre s’abrite derrière un rapport du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe soulignant « la diminution sensible » depuis deux ans en Russie du nombre de juges sanctionnés. Elle témoignerait d’une« diminution des pressions indues » sur leurs épaules. « Les juges d’Aix déshonorent leur profession en considérant leurs homologues russes comme leurs égaux, s’emporte Me Peter Sahlas, avocat de Moukhtar Abliazov. C’est de la frousse. Ils refusent leurs responsabilités comme gardiens des droits. Les Russes vont sauter sur cette décision et la brandir à la moindre occasion comme une carte blanche. »
Pourtant, en novembre 2011, cette même chambre d’Aix se prononçait sur une demande d’extradition russe contre Vitali Arkhangelski, fondateur du Oslo Marine Group (OMG), poursuivi à Saint-Pétersbourg pour des délits économiques supposés. L’arrêt citait alors une statistique parlante : dans le passé, la Cour européenne des droits de l’homme avait rendu 1 119 arrêts concernant la Russie, dont 1 045 concluant au moins à une violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
« Il y a tout lieu d’avoir de sérieux doutes sur l’équité de la procédure pénale intentée à l’encontre de Vitali Arkhangelski, sur les garanties fondamentales de procédure dont il devrait bénéficier, et sur la protection effective des droits de sa défense », notait l’arrêt. Le texte rappelait le sort de l’avocat Sergueï Magnitski, du fonds Hermitage, mort en prison en novembre 2009 après une détention inhumaine. Son décès ne le protège pas. Des poursuites sont toujours engagées contre le juriste.