Après avoir échoué à faire pression sur Berne, la justice kazakhe change de tactique pour rattraper Viktor Khrapunov, accusé de détournement de fonds publics. Une nouvelle stratégie visant à exercer «un maximum de pression» a été mise en place à Moscou
Le Kazakhstan ne lâchera pas sa proie. Après avoir engagé le lobbyiste Thomas Borer pour faire pression sur la Suisse, le régime kazakh a changé son fusil d’épaule pour rattraper Viktor Khrapunov, ministre déchu exilé à Genève, accusé de détournement de fonds publics.
Comme le montre un document obtenu par Le Temps, les officiels kazakhs et leurs avocats suisses ont mis en place, lors de réunions organisées à Moscou en février 2015, une stratégie visant à «exercer un maximum de pression» et à «compromettre la réputation» de l’entourage de l’ancien dignitaire.
Mise en oeuvre en marge des procédures pénales ouvertes au Kazakhstan et en Suisse à l’encontre des Khrapunov, cette nouvelle offensive a notamment consisté à déposer à Genève une série de réquisitions de poursuites contre des membres de la famille Khrapunov et leurs proches. Lesquels ont chacun reçu, en décembre dernier, un commandement de payer pour un montant de… 286,5 millions de francs, assortis d’intérêts à 5% à partir du 1er janvier 2000. Motif des créances alléguées: «Possible assistance à Viktor Khrapunov [et sa famille] […] dans le cadre de détournements à son/leur profit de biens publics […] pour un montant estimé […] à 300 millions de dollars».
Adressée au plus jeune fils de la famille Khrapunov, Daniel, l’une de ces réquisitions de poursuites – déposées par l’avocat genevois Christophe Emonet pour le compte de ville kazakhe d’Almaty – fait aujourd’hui l’objet d’une plainte pénale pour «calomnie» et «tentative de contrainte». Une plainte que Le Temps a également pu consulter. Représenté par l’avocat genevois Charles Poncet, Daniel Khrapunov relève en substance qu’«à la date de la prétendue exigibilité de la créance, soit en janvier 2000», il était âgé… de trois ans. Un âge auquel il lui était impossible de se rendre coupable de quoi que ce soit.
Ancien maire d’Almaty, Viktor Khrapunov est arrivé en Suisse en 2007 avec son épouse Leila et leur fils Daniel, où ils ont rejoint leurs deux aînés, Elvira et Iliyas. Le clan est accusée par la justice kazakhe d’avoir profité des fonctions officielles de Viktor Khrapunov pour détourner et blanchir des fonds publics à hauteur de centaines de millions. La famille rejette en bloc ces accusations, considérant qu’en tant qu’opposants politiques au président kazakh Nazarbaïev, ils font l’objet de persécutions.
Après avoir accédé à une demande d’entraide judiciaire kazakhe, le parquet genevois a ouvert en 2012 une procédure pénale en Suisse pour blanchiment d’argent. Dans le cadre de ces procédures, les Khrapunov ont été entendus à Genève, y compris par les enquêteurs kazakhs, en qualité de «personnes appelés à donner des renseignements». A ce jour, ils n’ont pas été mis en prévention.
Comme l’avait révélé Le Temps en octobre 2014, le régime kazakh avait déjà fait appel au lobbyiste et ancien ambassadeur de Suisse Thomas Borer pour obtenir l’extradition de Viktor Khrapunov. Extradition qui avait été refusée par la Suisse en juin 2014. Fort de ses contacts, Thomas Borer, épaulé par l’étude zurichoise Homburger, avait fait déposer une intervention parlementaire à Berne par des députés «amis» et proposé au Kazakhstan d’intervenir personnellement auprès du chef de l’Unité extraditions de l’Office fédéral de la justice.
Genèse de l’affaire Christa Markwalder – la députée PLR s’était vue reprocher d’avoir été manipulée pour le compte du Kazakhstan –, l’opération avait jeté une lumière crue sur les méthodes des lobbyistes agissant en Suisse pour le compte de pays étrangers.
Le procès-verbal de réunions organisées les 27 et 28 février dernier à Moscou indique que la justice kazakhe a changé de stratégie, mais pas d’objectif. Annexé à la plainte déposée par Daniel Khrapunov au même titre que sa traduction française (dont Le Temps a vérifié l’exactitude), ce document de 10 pages en russe est éloquent.
En premier lieu, les participants à ces réunions – dont deux représentants de la justice kazakhe, Balz Gross de l’étude Homburger et Christophe Emonet – constatent que le travail de Thomas Borer a été contreproductif: «[…] C. Emonet a informé les participants à la réunion des actions du conseiller privé Thomas Borer et de ses conséquences négatives», stipule le texte. Lequel précise que les interventions du lobbyiste ont «provoqué une résonance négative dans la communauté suisse.»
Le PV renseigne surtout sur la nouvelle tactique: «Exercer un maximum de pression sur les citoyens suisses complices du groupe criminel organisé Khrapunov afin de les contraindre à collaborer à l’enquête». Les réquisitions de poursuites envoyées aux Khrapunov et à leur entourage seraient la mise en oeuvre de ces pressions.
Dans sa plainte, Daniel Khrapounov affirme avoir reçu ce PV d’un avocat de la place, dont un client l’aurait lui-même reçu d’un journaliste étranger. Il indique l’avoir fait traduire lui-même. Le Temps n’a pas été en mesure de retracer l’origine du document ni d’établir l’identité de son auteur. Mais selon nos informations, les réunions de février 2015 ont bien eu lieu. Le réseau informatique de la justice kazakhe ayant déjà fait l’objet d’une opération de hacking de grande ampleur, il est probable que ce document ait également été hacké sur un serveur kazakh.
Interrogé sur sa participation aux réunions moscovites de février 2015, Christophe Emonet déclare n’avoir «aucun commentaire à faire». L’avocat zurichois Balz Gross n’a, lui, pas répondu à nos sollicitations. Quant à Charles Poncet, il se «refuse à toute déclaration sur une affaire judiciaire en cours.»
Contacté lui aussi, le porte-parole de la famille Khrapunov, Marc Comina, est plus affable: «Après la double débâcle des affaires Borer et Markwalder, nous pensions que la dictature kazakhe arrêterait de harceler les Khrapunov. Mais elle continue, avec de nouveaux alliés suisses, à vouloir les faire taire, ce qui ne fait que renforcer leur détermination à dénoncer cet abominable régime.»
Le PV des réunions des 27 et 28 février 2015 , annexé à la plainte de Daniel Khrapunov
La saga Khrapunov en 5 dates
2007 L’ancien maire d’Almaty Viktor Khrapunov, son épouse Leila et leur fils Daniel s’établissent en Suisse. Ils rejoignent leurs deux aînés, Elvira et Iliyas.
2011 La justice kazakhe, qui accuse la famille de détournement de fonds et de blanchiment, adressent une demande d’entraide judiciaire au parquet genevois.
2012 Le Ministère public genevois ouvre une procédure nationale à l’encontre des Khrapunov, pour blanchiment d’argent.
2014 La Suisse refuse l’extradition de Viktor Khrapunov vers le Kazakhstan. Le lobbyiste Thomas Borer tente sans succès de faire pression sur Berne pour obtenir l’extradition.
2015 En décembre, Daniel Khrapunov et plusieurs membres de l’entourage de la famille reçoivent des commandements de payer pour un montant de 286,5 millions de francs.
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