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Maurer à la veille d’un délicat voyage au Kazakhstan
L’affaire kazakhe. Après sept années d’enquête, la justice suisse tire un trait sur ce que l’on a appelé « l’affaire kazakhe ». Le 12 novembre, le Ministère public du canton de Genève a classé sans suite son enquête pénale contre l’ex-politicien kazakh Viktor Khrapounov. Ce dernier s’était réfugié en Suisse en 2007. Le Kazakhstan lui reprochait d’avoir détourné des fonds publics ; luimême se considère comme une victime politique du régime kazakh.
Auparavant, la Confédération a également rejeté plusieurs demandes d’entraide internationales provenant du Kazakhstan. Justification de l’Office fédéral de la justice : le Kazakhstan n’est pas en mesure de garantir à Viktor Khrapounov une procédure respectueuse des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cette motivation est politiquement explosive dans le contexte du voyage que le Président de la Confédération Ueli Maurer s’apprête à faire au Kazakhstan cette semaine.
Ces dernières années, le dossier Khrapounov a pris les dimensions d’une affaire politique à Berne en raison notamment de l’implication de plusieurs lobbyistes et conseillers nationaux. Ils ont fait monter la pression politique sur les autorités judiciaires dans l’espoir de favoriser le Kazakhstan. Aujourd’hui, le Ministère public genevois parvient à la conclusion que le Kazakhstan n’a pas été capable de prouver ses accusations. De son côté, la famille Khrapounov demande à la Confédération des dédommagements pour un montant de plus de 3 millions de francs.
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La Suisse envoie balader le Kazakhstan Markus Häfliger
Les relations entre le Kazakhstan et la Suisse ont toutes les apparences d’une solide amitié. Hier, on apprenait que le Président de la Confédération Ueli Maurer s’apprête à décoller en direction de l’Est. Ce jeudi, il sera reçu par le Président russe Vladimir Poutine ; vendredi, il poursuivra son voyage en direction du Kazakhstan pour y rencontrer Kassym-Schomart Tokaiev, qui préside aux destinées du pays depuis le mois de mars. Il s’agit d’« approfondir encore les relations bilatérales », selon l’annonce faite par le service de presse du Président Maurer. La mission a pour but d’« échanger de manière intense sur les relations commerciales».
Derrière les coulisses, la situation entre la Suisse et la Kazakhstan est nettement moins harmonieuse. A quelques jours de ce voyage présidentiel, la justice suisse vient en effet de sortir le carton rouge à l’intention des collègues kazakhs. Le 12 novembre, le Ministère public du canton de Genève a classé sans suite, au terme de sept années d’investigations, la procédure pénale contre Viktor Khrapounov, exilé kazakh vivant à Genève.
Méthodes kazakhes
Viktor Khrapounov est la cible préférée des autorités kazakhes en Suisse. Aujourd’hui âgé de 70 ans, il a occupé des fonctions ministérielles et celles de maire de la ville d’Almaty. En 2007, après s’être brouillé avec le régime, il est venu se réfugier avec sa famille en Suisse.
Depuis lors, le Kazakhstan essaie par tous les moyens de s’en prendre à lui, en alternant des approches officielles et d’autres qui le sont moins. La demande d’entraide internationale adressée à la Suisse remonte déjà à 2012 ; peu de temps plus tard, le Ministère public du canton de Genève a ouvert une procédure pénale pour des soupçons de blanchiment d’argent. Mais les Kazakhs ne se sont pas satisfaits de la procédure juridique ordinaire. Pour recueillir des informations sur Viktor Khrapounov, ils ont embauché une société opaque de détectives privés. Pour mettre sous pression politique les autorités judiciaires suisses, ils ont engagé des lobbyistes comme l’exambassadeur Thomas Borer ou l’agence Burson-Marsteller. Cette dernière a réussi à convaincre la conseillère nationale Christa Markwalder (PLR) et le conseiller national Christian Miesch (UDC) de déposer au parlement des interpellations sur le dossier Khrapounov. Lorsque ces manoeuvres ont été publiquement démasquées, en 2015, la Suisse a été secouée par l’« affaire kazakh » autour du rôle du lobbysme au Parlement fédéral.
Condamnés à 17 ans
Dans ce contexte plus large, le dossier à l’origine des débats est parfois passé au second plan. Concrètement, le Kazakhstan reproche à Viktor Khrapounov et son ex- femme Leila d’avoir détourné des millions. En octobre 2018, le Kazakhstan les a condamnés en absence à respectivement 17 ans et 14 ans de prison. Leurs biens au Kazakhstan ont été saisis, y compris ceux de membres de leur famille. Les Khrapounov affirment être des victimes politiques du régime kazakh.
Auprès de l’Office fédéral de la justice, le Kazakhstan a fait chou blanc. La décision qui devient publique aujourd’hui remonte en fait au 9 octobre 2018, date à laquelle la Suisse a rejeté toutes les demandes d’entraide internationales contre Viktor Khrapounov. Les critères de l’entraide internationale ne sont « pas remplis », pour reprendre les explications succinctes de l’Office fédéral de la justice.
La décision du Ministère public du canton de Genève permet de mieux comprendre aujourd’hui les dessous de cette décision. Et ce coup de projecteur est explosif.
Dans son ordonnance de classement, la procureure responsable du dossier mentionne en effet les raisons que la Suisse avance pour justifier son refus d’entrer en matière. Il s’agit de l’article 2 de la loi sur l’Entraide internationale en matière pénale (EIMP). Cet article exclut de l’entraide les pays qui violent la Convention européenne des droits de l’homme ou qui instrumentalisent leur justice dans le but de s’attaquer politiquement à des personnes.
En clair : la Confédération considère que la justice du pays dans lequel le Président de la Confédération se rend cette semaine pour approfondir la collaboration n’est pas digne de confiance – à tout le moins dans le dossier Khrapounov.
La décision du Ministère public permet de découvrir en détails les reproches formulés par le Kazakhstan à l’égard des Khrapounov. Le pays soutient qu’à l’époque où il était maire d’Almaty, Viktor Khrapounov a vendu à son épouse Leila, qui était dans les affaires, des biens municipaux. Toujours selon les accusations du Kazakhstan, cette dernière aurait ensuite revendu ces biens avec une plus-value importante, ce qui lui aurait permis de transférer – et de blanchir – en Suisse des dizaines de millions de francs.
Il s’agit précisément de l’accusation aujourd’hui rejetée par la procureure. Dans un cas, les transactions d’immeubles concernées sont en tout état de cause prescrites. Et dans les autres, les « éléments typiques de l’infraction de blanchiment d’argent ne sont pas réalisés ». En outre, il « n’est pas établi » que les actes des Khrapounov proviennent d’un crime préalable – critère déterminant pour considérer des actes comme constitutifs de blanchiment d’argent.
Parallèlement, malgré le constat ci-dessus, la procureure reproche néanmoins aux Khrapounov d’avoir eux-mêmes provoqué l’ouverture de ce dossier « en raison de leur comportement ». Le seul élément qu’elle présente à l’appui de son raisonnement est la condamnation kazakhe du mois d’octobre 2018. Ce même élément incite la procureure à refuser de verser aux Khrapounov un dédommagement pour les sept années de la procédure pénale.
3 millions de dédommagements
Le dossier n’a pas fini d’intéresser la justice suisse. Malgré une ordonnance de classement qui leur est favorable, les Khrapounov vont en effet faire recours. Dans une réponse écrite, ils soutiennent qu’il « n’est pas admissible que le Ministère public accorde le moindre crédit à la condamnation qui nous a été infligée par la dictature kazakhe ». Leur raisonnement s’appuie sur la décision de l’Office fédéral de la justice qui a refusé l’entraide au Kazakhstan, car « il est notaire qu’il s’agit d’un Etat voyou ».
Au total, les Khrapounov demandent à la Confédération helvétique, en guise de dédommagement pour une procédure pénale qui a duré sept ans, plus de 3 millions de francs. Viktor et Leila Khrapounov demandent CHF 728’000 pour leurs frais d’avocats. Leur fils Ilyas en demande CHF 260’000 pour les mêmes raisons, auxquels s’ajoutent CHF 2,3 millions pour les dommages commerciaux qu’il considère avoir subis. On ne sait pas encore si la partie kazakhe déposera également recours. « No comment », nous a répondu leur avocat genevois. La mission du Kazakhstan à Berne s’est également refusée à tout commentaire.
Par contre, l’Office fédéral de la justice indique que, fin octobre, le Kazakhstan a déposé une nouvelle demande d’entraide en lien avec Viktor Khrapounov. A l’évidence, l’« affaire kazakhe » n’est pas encore terminée. Et Ueli Maurer doit se préparer, pour vendredi soir, à répondre à quelques questions.