Au Kazakhstan il n’y a pas de lutte inter-clanique, il n’y a que des règlements de comptes au sein d’une famille.
Lorsque des experts de tous genres, probablement par habitude, parlent d’une lutte inter-clanique, je crois qu’ils se font une idée trop haute de la vie politique au Kazakhstan. Car toute lutte inter-clanique implique une certaine forme de concurrence, ne serait-ce qu’interne ; or, durant la dernière période du gouvernement de Noursoultan Nazarbaïev, celui-ci considère cette forme de concurrence comme un déchaînement de la démocratie susceptible de menacer son pouvoir personnel et ses avoirs. Les processus politiques internes sont entièrement contrôlés par la famille du président qui procède à des purges parmi ceux qui font partie de son entourage proche. Certains ont déjà disparu, comme Syzdyk Abishev, Vladimir Ni ou Sarybay Kalmurzaev, d’autres sont loin. Ceux qui avaient gravi les marches de la hiérarchie du parti communiste aux côtés de Nazarbaïev, comme Nurtay Abykaev ou Akhmetzhan Essimov, ont disparu de son entourage. Le président est entouré de tous les côtés par des créatures de Timur Kulibayev ou par celles de Dariga Nazarbaïeva. Les postes-clés sont occupés par des gens qui sont liés d’une manière ou d’une autre à son gendre ou à sa fille. Tout en espérant toujours une mise en place de réformes politiques réelles, je tiens à relever qu’en cas de transfert du pouvoir au Kazakhstan, le pays se retrouvera en proie à des règlements de comptes au sein d’une famille, et non pas à une lutte inter-clanique. La Syrie où Bashar el Assad en tant que chef de l’Etat représente les intérêts de son clan, est l’exemple le plus dramatique d’un transfert du pouvoir par droit d’hérédité permettant au clan régnant de conserver ses capitaux a fini par entraîner la destruction de l’Etat.
Dans cet article de synthèse j’aimerais attirer l’attention de mes lecteurs sur les processus qui font notre pays s’engager sur la voie la plus dangereuse. Il s’agit avant tout d’un glissement progressif vers le scénario suivi par les régimes dictatoriaux du Proche Orient : on peut s’en rendre compte en voyant les modifications apportées à la Constitution du Kazakhstan, je parle notamment de l’article « Du Premier Président de la République du Kazakhstan ».
D’autre part, nous assistons à des processus latents que la population kazakhe ne fait que deviner et ressentir sans pour autant en être bien informée. Il s’agira de démontrer comment la famille du président a pillé le Kazakhstan et grâce à quelle interconnexion avec le clan Nazarbaïev fonctionnent des projets développés dans le domaine social et celui des affaires, par exemple, qu’est-ce qui était à l’origine de la récente affaire de Seïtkazy Mataev, affaire médiatisée par plusieurs journalistes qui n’ont pourtant pas réussi à saisir la raison principale pour laquelle cet ancien dirigeant et ex-propriétaire du Club kazakh de la presse a été victime d’une répression.
* l’article comprend également quelques extraits de témoignages de Viktor Khrapunov dont on trouvera une version détaillée dans son livre « J’accuse ! ».
Une falsification du futur
Dans son récent rapport le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon a mentionné des leaders qui, assoiffés de pouvoir, mènent des millions de leurs citoyens à une catastrophe. Je cite : « Dans trop de lieux, nous voyons des dirigeants qui réécrivent des constitutions, qui manipulent des élections ou qui prennent d’autres mesures désespérées pour s’accrocher au pouvoir », a dénoncé le Secrétaire général. « Ils doivent comprendre qu’occuper des fonctions officielles résulte de la confiance, accordée par le peuple, et ne constitue pas une propriété personnelle. Mon message à tous est : servez votre peuple, ne subvertissez pas la démocratie, ne pillez pas les ressources de votre pays, n’emprisonnez pas et ne torturez pas vos détracteurs ».
Noursoultan Nazarbaïev, le président indéboulonnable du Kazakhstan, pourrait être une illustration parfaite de cette assertion, surtout en ce qui concerne les six dernières années de son règouvernement qui sont devenues celles de son monopole politique absolu. Pourquoi attirer votre attention sur ces six dernières années de son régime ? – C’est bien durant cette période que de nombreux amendement ont été apportés à la Constitution du Kazakhstan, amendements qui influencent profondément non seulement la situation actuelle dans ce pays, mais permettent à Nazarbaïev de poser les fondations d’un gouvernement à venir.
Les gens d’une génération plus jeune, ceux qui ont grandi pendant la période nazarbaïevienne, voient l’histoire contemporaine à travers ce voile de falsifications ; ils forment un faux « horizon d’attente » ou falsifient l’avenir.
Ce processus a pris naissance en 1995, lorsque Nazarbaïev a réécrit la Constitution et l’a faite adopter par référendum. Par la suite, en 2000, un nouvel article est venu compléter le texte de la loi fondamentale : « Sur le Premier Président de la République du Kazakhstan ». En 2010, quelques amendements ont été apportés à la loi Sur le Premier Président de la République du Kazakhstan : premièrement, un nouveau titre a été ajouté au titre même de l’article, celui de Chef de la Nation. Le préambule de la loi a également été modifié : « En vue d’assurer la continuité des grandes orientations de la politique intérieure et étrangère du Kazakhstan [et] de nouvelles réformes socio-économiques et démocratiques dans le pays, la présente Loi constitutionnelle définit le statut politique et juridique du Premier Président de la République du Kazakhstan en tant que fondateur du nouvel État indépendant du Kazakhstan, Chef de la Nation ayant assuré son unité, la protection de la Constitution, les droits et les libertés de l’homme et du citoyen ».
J’attire spécialement votre attention sur les mots « en vue d’assurer la continuité ». Cela signifie que la loi sur le Premier Président a été adoptée pour assurer la continuité de la politique de Nazarbaïev durant la période post-nazarbaïevienne, pour fixer dans la loi constitutionnelle la continuité de sa politique. En outre, dans la nouvelle version de la loi, Nazarbaïev se déclare « fondateur du nouvel État indépendant du Kazakhstan ». Dans la version datant de 2000 de la même loi, Nazarbaïev figurait encore en tant qu’ « un des fondateurs du nouvel État indépendant du Kazakhstan », mais en 2010 il en devient le seul fondateur.
D’autre part, un nouvel article a été ajouté en 2010, « Article 3. Inviolabilité du Premier Président de la République du Kazakhstan » qui garantit au président Nazarbaïev et, ce qui est remarquable, à sa famille (!), l’inviolabilité des biens :
De toute évidence, en première urgence le Chef de la Nation a pensé à assurer l’inviolabilité des biens de son clan. Le président Nazarbaïev aime se comparer à des leaders réformateurs, comme Lee Kuan Yew, ancien premier ministre de Singapour ; néanmoins, les intérêts mercantiles de son clan consacrés dans la Constitution, vont à l’encontre de cette ambition.
Il faut pourtant rendre hommage à Noursoultan Abishevich : au début des années 1990, il a su s’entourer de personnes talentueuses, bien formées, capables de sortir des sentiers battus pour réfléchir en termes d’économie de marché ; c’est bien grâce à leurs efforts que la première étape des réformes économiques a été mise en place. Jeune et enthousiaste, Nazarbaïev a su opposer ce groupe à ses concurrents politiques, à ceux dont il avait eu peur lorsqu’il avait gravi les échelons de la hiérarchie du parti et qui avaient constitué le noyau du premier Parlement indépendant du Kazakhstan. On peut dire que durant cette période il s’est distancé de ses anciens camarades du Comité Central du Parti et a commencé à s’appuyer sur les jeunes diplômés des universités moscovites.
Au moment des réformes politiques Viktor Viacheslavovich Khrapunov occupait le poste de vice-secrétaire du Comité municipal du Parti communiste de la ville d’Alma-Ata, ayant été nommé à ce poste en août 1989. Il est à relever que les élections de cette période étaient très différentes de celles du Kazakhstan de Nazarbaïev. On avait pris le cap vers la pérestroïka et la glasnost, et c’est une vague de libéralisation qui avait fait Viktor Viacheslavovich accéder au travail au sein du parti : en effet, il n’a jamais fait partie des créatures de Nazarbaïev.
De 1997 à 2004 Viktor Khrapunov a été akim (maire. – ndlt) de la ville d’Almaty. Il faut dire que c’étaient des années passionnantes mais aussi difficiles. Le budget de la ville était bien inférieur à celui des années postérieures, lorsque Tasmagambetov, créature de Nazarbaïev, a été nommé akim d’Almaty. Avec l’avènement de l’époque de la prospérité pétrolière Viktor Khrapunov a été transféré dans la Province du Kazakhstan oriental.
Viktor Khrapunov a été une personne confortable pour le président Nazarbaïev pendant un moment de crise. D’une part, c’est son appartenance ethnique qui a joué un rôle, car en tant que dirigeant d’une trempe soviétique, Noursoultan Abishevich a toujours été très scrupuleux lorsqu’il s’agissait des questions relevant de la politique ethnique. Durant les premières années de l’indépendance du pays, il lui était important d’envoyer un signal à la population Russe du Kazakhstan, et le fait qu’un Russe se trouve à la tête de la mégapole la plus importante du Kazakhstan permettait de démontrer de manière concrète que l’équilibre ethnique dans l’Etat serait respecté. D’autre part, Khrapunov n’avait jamais fait partie de l’entourage proche du président, on pouvait donc aisément le critiquer dans la presse ou se servir de lui comme d’un paratonnerre.
Les intérêts financiers de tous les membres de la famille Nazarbaïev (ceux de sa fille aînée Dariga, de son deuxième gendre Timur, de sa fille cadette Aliya) ont convergé à Almaty. Viktor Khrapunov a tout le temps subi des pressions de la part des proches du président qui, en plus, se faisaient concurrence. Pendant que les enfants de Nazarbaïev étaient occupés à faire des affaires, Viktor Khrapunov a été critiqué dans la presse, notamment pour avoir autorisé la coupe des pommiers dans les jardins de la ville ; en fait, les terrains en question avaient été transmis à la fille cadette de Nazarbaïev qui y a fait bâtir « Louxor ». Ce qui était important pour Nazarbaïev, c’est que les biens publics et les terrains attractifs viennent dans l’orbite des intérêts de la Famille : tels étaient les objectifs qu’il fixait d’une manière indirecte au dirigeant de la ville d’Almaty.
A ce moment, Timur Kulibayev, gendre du président, était très actif dans la promotion de ses projets à Almaty. Je me souviens très bien de sa visite nocturne. Sans prévenir, Kulibayev est arrivé chez nous vers 22 heures ; il nous a apporté un cadeau très cher et qu’il nous était impossible de refuser. Viktor m’a dit qu’il fallait lui offrir un cadeau de valeur en retour. A l’époque, j’étais propriétaire d’une maison de commerce Viled, et nous avons pu remercier le gendre du président. Lors d’un souper d’affaires, Timur a exprimé son souhait de posséder des biens municipaux, il était particulièrement intéressé par le terminal de l’aéroport d’Almaty, par les hôtels « Kazakhstan », « Zhetysou » et « Almaty », par la société Zelenstroy d’Almaty, par la publicité extérieure dont la ville était en partie propriétaire, par les terrains destinés à la construction d’un village olympique. Comme toujours, Viktor Khrapunov l’a bien écouté, tout en restant fidèle à son habitude de bien réfléchir avant de prendre une quelconque décision. Par la suite, lorsque Tasmagambetov a été nommé akim d’Almaty, tous ces biens ont été transmis à des sociétés affiliées à Kulibayev.
Viktor Khrapunov: Comment l’aéroport et d’autres biens d’Etat « ont pris leur envol »
Viktor Khrapunov: «Toute une procédure a été mise en place pour faire sortir l’Aéroport International d’Almaty du domaine d’Etat et en faire une propriété privée. Dans ce cas-là, il ne s’agissait pas seulement du bâtiment du terminal, mais bien de toute un ensemble d’infrastructures techniques qui comprenait notamment des machines technologiques, des entrepôts de carburants et lubrifiants, des entrepôts de la zone cargo, l’infrastructure d’approvisionnement en énergie, la piste de décollage et d’atterrissage, l’aérodrome et d’autres biens. Par l’intermédiaire d’une société de gestion (à l’époque il s’agissait de la société « Aerofinance Europe Limited ») Kulibayev a réussi à obtenir que banque Kazkommerzbank consente des prêts à l’Aéroport d’Almaty: l’un de 2.7 millions de dollars, l’autre de 22 millions de dollars, à un taux d’intérêt excessif de 25%. La banque a tout fait pour que l’Aéroport ait une dette de 3 millions de dollars qu’il ne puisse rembourser. Alors, Kazkommerzbank dépose plainte au Tribunal d’arbitrage, même si, conformément aux dispositions légales, elle aurait dû d’abord s’adresser à Goskomimushchestvo (régie nationale des biens d’Etat. – ndlt). Sans avoir la compétence nécessaire pour prendre ce genre de décision, le Tribunal d’arbitrage en question a décidé de transmettre toute l’infrastructure technique de l’Aéroport d’Almaty à Kazkom (Kazkommerzbank. – ndlt). La valeur de cette infrastructure technique était d’environ 100 millions. Lorsque j’ai découvert que toute l’infrastructure de l’aéroport avait été transmise en remboursement des 3 millions, j’ai réuni les preuves de l’illégitimité de ce transfert et je suis allé voir Nazarbaïev. En lui apportant sept gros classeurs, je lui ai dit : « Noursoultan Abishevich, l’aéroport d’Etat a fait l’objet d’une mainmise illégitime». Le président a été décontenancé, il était évident qu’il ne s’attendait pas à ce tour des événements, il ne savait pas comment réagir. Puis, il s’est ressaisi, a pressé un bouton et a fait venir le procureur général. Lorsque celui-ci est arrivé, Nazarbaïev lui a dit : « Viktor a apporté des documents, des choses terribles arrivent à Almaty, il faut gérer ça ». Mais encore avant cela, en voyant les classeurs, il m’avait demandé : « Ce sont les originaux que tu as là ? ». J’avais répondu « Bien sûr, ce sont les originaux ». Alors il m’a dit : « Il faut que tu transmettes les documents au Bureau du procureur général ». Hésitant, j’ai demandé : « Faut-il en faire des copies ? », mais alors c’est le procureur général qui m’a posé la question : « ne me fais-tu pas confiance ? ». Si, si, bien sûr, je n’avais pas le choix. Alors, les documents sont partis, et après le Bureau du procureur général a tout simplement classé l’affaire, laissant les choses en l’état.
La politique de Nazarbaïev – « diviser pour régner » – était déjà en vigueur. Alors, l’aéroport international d’Almaty a eu trois propriétaires : le terminal de l’aéroport était affecté au Ministère des transports et des communications, l’infrastructure technique appartenait à la Kazkommerzbank, l’akimat (mairie. – ndlt) d’Almaty était propriétaire du terrain.
Par la suite, Timur Kulibayev a exigé qu’on lui transmette les 450 hectares de terrains attenants, en envoyant ses messagers pour négocier. J’ai dit : « D’accord, on peut vous transmettre les terrains, mais il faudra les payer ». Des spécialistes du Goskomzem (Comité national des affaires foncières et de l’aménagement foncier de la République du Kazakhstan. – ndlt) avaient calculé que, selon les taux minimaux fixés par le gouvernement du Kazakhstan, l’aéroport devait payer à la ville 28 millions de dollars.
Fin 1998, à la demande de Nazarbaïev le feu Ni fait un show : le terminal a été encerclé d’une barrière, l’enregistrement des passagers a été suspendu, on a fait venir en masse des journalistes et des représentants des médias. Une reconstruction d’envergure a été annoncée: celle du terminal et de la piste de décollage et d’atterrissage. Le show a été retransmis sur toutes les chaines TV. J’ai proposé de créer une SA avec une participation de l’akimat de la ville d’Almaty, du gouvernement et de Timur Kulibayev. Le gouvernement apporterait au capital social le terminal, la banque Kazkommerzbank (c’est-à-dire, Timur Kulibayev) verserait la valeur de l’infrastructure technique, l’akimat apporterait celle du terrain. Néanmoins, de toute évidence, cette proposition selon laquelle l’akimat de la ville devait participer à l’affaire, allait à l’encontre des projets de Nazarbaïev qui, durant cette période, souhaitait mettre la main sur des biens d’Etat stratégiques pour en faire sa propriété privée. On a donc refusé ma proposition de constituer une SA Aéroport d’Almaty. En 1999, la barrière encerclant le terminal a été enlevée, la reconstruction annoncée en grande pompe n’ayant jamais été commencé. La barrière a été enlevée au printemps 1999, et en juillet le terminal a brûlé.
Alors, c’est une autre épopée qui commence : Kazkom a refusé de financer la construction car le terminal appartenait au domaine de l’Etat, il était administré par le Ministère des transports et des communications. Le gouvernement a déclaré qu’il n’avait pas de fonds nécessaires. Alors, Noursoultan Nazarbaïev a obligé la municipalité à prendre en charge la construction d’un nouveau terminal. C’étaient des années difficiles, le flux annuel de passagers était de 700 mille personnes, mais malgré cela, on a réussi à trouver des investisseurs et en décembre 2003, le nouveau terminal de l’aéroport international d’Almaty a été mis en service.
Lorsqu’Imangali Tasmagambetov m’a succédé au poste d’akim d’Almaty, une campagne diffamatoire visant à me décrédibiliser a été lancée dans la presse suite à l’instruction donnée par Noursoultan Nazarbayev de « dénicher des faits compromettants possibles et impossibles concernant son prédécesseur ». Ces méthodes n’étaient pas nouvelles pour moi: lorsque j’étais venu remplacer Shalabay Kulmakhanov, moi aussi j’avais été chargé par le président de trouver des choses compromettantes sur Kulmakhanov. J’avais refusé de le faire en disant à Nazarbaïev trois mois plus tard qu’il avait à sa disposition des services secrets et que c’était à eux de le faire. Le président m’avait alors répondu : « Je ne m’attendais pas à autre chose de ta part ».
Tout le monde se souvient, j’en suis certain, de l’enthousiasme avec lequel Tasmagambetov s’est attelé à la besogne, ainsi que des conférences de presse qu’il organisait. Durant cette période c’est Seïtkazy Mataev qui l’a beaucoup aidé, ainsi que Timur Sulemenov de l’Union des designers du Kazakhstan ; en surfant sur cette vague Mataev a touché toutes sortes de dividendes de la part de Tasmagambetov qui voulait le remercier pour sa collaboration. Le récent procès de Mataev n’est qu’une répercussion des affaires qu’il avait faites à l’époque aux côtés de Tasmagambetov, à mon avis, il s’explique par le souhait de Dariga d’affaiblir le soutien dont Tasmagambetov jouissait de la part des médias.
Tasmagambetov y est allé de manière cavalière. En catimini, il a transmis le terminal de l’aéroport d’Almaty à son gendre Kenes Rakishev. A ce moment-là, le flux de passagers était déjà bien plus important. D’après les calculs faits par Deloitte Touche, cabinet d’audit mondialement connu, l’exploitation du terminal rapportait annuellement près de 22-24 millions de dollars de bénéfice. Tasmagambetov transmet le bâtiment du terminal à son gendre à condition que celui-ci prenne en charge les frais d’entretien annuels. L’entretien de l’aéroport coûte trois millions par an, le reste constituant un revenu net pour Rakishev, tandis que cet argent aurait dû être versé au budget municipal.
Pendant la même période, la famille présidentielle a souhaité s’approprier le Réseau municipal de distribution d’eau d’Almaty (Vodokanal). C’est Dariga qui a assuré la couverture médiatique de cette campagne.
L’approche habituelle a été mise en place : d’abord, j’ai reçu la visite d’un ancien collaborateur avec qui j’avais des rapports délicats et tendus. Lors de notre rencontre il m’a laissé comprendre comme par hasard qu’il travaillait avec Bolat Nazarbaïev et que bientôt celui-ci serait propriétaire du Réseau municipal de distribution d’eau d’Almaty. N’y croyant pas, j’ai vite mis fin à notre conversation.
Ensuite les événements ont pris un tour tout à fait inattendu. A cette époque, les tarifs appliqués par les monopoles naturels étaient fixés par le Service antimonopole. Après de longs débats, celui-ci a adopté une résolution relative à l’adoption des tarifs pour l’énergie électrique, la consommation d’eau et l’évacuation d’eau.
Le lendemain de la hausse des tarifs annoncée par le Service antimonopole, la ville a été secouée par une confrontation spontanée : des retraités sont sortis dans la rue pour lutter pour leurs droits. Il s’agissait de la partie la plus organisée, la plus instruite et la plus méticuleuse de la population d’Almaty : à l’époque la ville comptait plus de 250 mille retraités. Irina Savostina a été très active, des retraités aidaient à attaquer des bâtiments du gouvernement.
Effrayé par le mécontentement de la population, le premier ministre a demandé des explications au Service antimonopole. On lui a fourni des calculs faits pour un immeuble de référence construit dans le quartier Samal. Or, il s’agissait d’un immeuble particulier, les calculs y relatifs n’auraient jamais dû être cités en tant que données moyennes pour la ville. En effet, conformément aux exigences du Règlement de construction en vigueur, à titre expérimental, le taux journalier de consommation d’eau froide dans cet immeuble était de 450 litres par habitant ; or, à la même époque le taux de consommation hérité de l’époque soviétique était encore en vigueur au Kazakhstan : 280 litres d’eau froide et 120 litres d’eau chaude par jour et par habitant. Et voilà le Service antimonopole qui cite ces calculs exagérés.
Ayant pris connaissance des calculs, le premier ministre par sa décision autorise les habitants de ne pas payer les factures relatives à leur consommation d’eau et d’énergie. Tous les paiements relatifs aux charges s’en sont trouvés suspendus, les services relevant de l’infrastructure communale se sont retrouvés au bord de la faillite.
A l’époque, je ne m’en rendais pas encore compte, mais j’ai réalisé par la suite qu’il s’agissait d’un banal accord entre le gouvernement et Nazarbaïev. La population a été dispensée de l’obligation de payer les charges pour que les services communaux de la ville soient paralysés par un collapsus. C’était fait pour qu’après des sauveurs-investisseurs membres de la Famille puissent faire leur entrée dans ce secteur.
Néanmoins, malgré la situation extrêmement difficile, nous avons réussi à trouver un investisseur potentiel : il s’agissait de la société française, Compagnie générale des eaux qui à cette époque approvisionnait en eau potable la ville de Paris. Un contrat de coopération a été signé entre la société française et la ville d’Almaty.
Suite à cela, une guerre de l’information organisée par Dariga Nazarbaïeva a commencé. Après une année d’attaques massives lancées contre les dirigeants de la ville et contre la société mondialement connue, les spécialistes français ont résilié le contrat unilatéralement. Ainsi, la ville d’Almaty a été privée de managers européens au sein de la direction du Réseau municipal de distribution d’eau.
Durant toute la période où j’ai été akim de la ville, le Réseau municipal de distribution d’eau est resté dans le domaine municipal. Tasmagambetov, le nouvel akim, a modifié le régime de propriété, ainsi, la famille présidentielle a eu de nouveaux actifs.
Et puis, il y avait encore une société, Gorgaz (Service municipal de distribution du gaz. – ndlt). En 1998 j’apprends que Gorgaz n’existe plus, que la société aurait été liquidée pour des dettes. Une nouvelle structure privée a été créée pour absorber Gorgaz, structure contrôlée par Dariga. Alors, j’invite dans mon bureau l’ancien directeur de Gorgaz, Edouard Walter, et j’apprends qu’on lui avait fait signer des papiers attestant des dettes inexistantes. J’ai pris la décision de révoquer l’arrêté relatif à la dissolution de Gorgaz rendant ainsi cette société à la ville. Aujourd’hui Gorgaz ainsi que tous les réseaux de distribution de gaz dans la ville d’Almaty appartiennent à Timur Kulibayev.
Asar
En 2001, après les représailles contre le parti DVK, la famille du président a véritablement commencé à prendre goût au pouvoir illimité. Vous vous souvenez certainement qu’avant les élections législatives de 2004, Dariga Nazarbaïeva avait mis en route son projet politique, le parti Asar. Pour lancer et médiatiser ce projet elle avait utilisé avec succès son média-holding, notamment les chaînes Khabar, NTK, KTK, les magazines « Caravan » et « Novoje pokolenie » (« Nouvelle génération ». – ndlt), ainsi que des stations radio. Pendant cette période, Dariga et Rakhat nous ont accordé une attention particulière espérant que Viktor Khrapunov les aiderait à faire élire leurs candidats. Cela n’a jamais fait l’objet d’une discussion directe, mais on nous l’a fait comprendre par tous les moyens. Or, il faut bien connaitre le caractère de Viktor Khrapunov qui ne prend jamais de décisions précipitées. A plusieurs reprises, mi-sérieuse, mi-badine, Dariga Noursoultanovna nous a dit qu’il fallait qu’on se détermine et qu’on dise quel parti on prend. Quand j’ai transmis ces paroles à Viktor, il a répondu qu’il avait choisi son parti depuis longtemps, qu’il avait pris celui du président.
La veille des élections Noursoultan Nazarbaïev est arrivé à Almaty en compagnie d’Imangali Tasmagambetov, nous avons soupé ensemble. J’ai décidé de complimenter Dariga pour sa campagne politique : en effet, en un délai assez bref elle avait réussi à lancer le parti Asar, j’ai dit ce que j’en pensais à haute voix. Soudain Tasmagambetov a déclaré que Dariga n’aurait jamais dû s’embarquer dans cette aventure, fonder ce parti et participer aux élections. Noursoultan Nazarbaïev n’a rien fait pour arrêter Tasmagambetov, et nous avons compris que la créature avait dit ce que son chef voulait entendre : le président ne soutenait pas le parti Asar.
En fait, s’appuyant sur les organes exécutifs locaux, Nazarbaïev n’a pas laissé sa fille entrer au Parlement ; par la suite, après les élections de 2004, il la forcera à faire fusionner Asar avec le parti Otan. A partir de ce moment, Viktor Khrapunov est devenu Dariga pour son ennemi personnel.
Viktor Khrapunov: comment Dariga Nazarbaïeva voulait promouvoir ses protégés
Viktor Khrapunov: Dariga m’a contacté pour me dire qu’il fallait aider son parti Asar pendant les élections. En tout, 43 membres du parti Asar s’étaient présentés aux élections pour des circonscriptions uninominales, 5 parmi eux briguaient les sièges réservés aux députés d’Almaty. Dariga est venue me voir et m’a dit : « Voici la liste des candidats, je souhaite qu’ils soient tous élus au Parlement ».
J’ai répondu : « Je vous en prie, organisez une campagne électorale, l’autorité exécutive n’a pas le droit d’intervenir dans la campagne ; si les candidats du parti Asar remportent une victoire, ils auront leurs sièges au Parlement, il ne faut rien faire pour cela ». Les résultats des élections ont été désastreux pour le parti Asar, deux ou trois candidats seulement représentant ce parti ont réussi à être élus.
Finalement, lors des élections législatives à Almaty, un seul candidat de son parti a été élu, Evgueni Kiselev. Il avait un concurrent très fort, Gani Kasymov ayant brigué le même siège au Parlement, mais Kiselev a gagné contre Kasymov. Ni la Zentrizbirkom (Commission nationale de la campagne électorale. – ndlt), ni la Gorizbirkom (Commission électorale municipale. – ndlt) n’ont constaté aucune irrégularité lors des élections.
Après ces élections, Dariga a commencé à voir en moi son ennemi. Elle a tout le temps essayé d’influencer la politique de gestion des ressources humaines en proposant ses protégés aux postes d’akims des districts, j’ai dû décliner poliment ses propositions. Une fois elle a souhaité se présenter elle-même au poste d’akim d’un district, j’ai fait semblant de croire à une plaisanterie.
Démission en 2004
La manière de gouverner propre à Nazarbaïev est basée sur une rotation permanente des fonctionnaires : ainsi, la population n’arrive pas à mémoriser qui occupe quelle fonction. Il a déterminé un cercle de personnes à qui il fait confiance, et il procède à des restructurations à l’intérieur de ce cercle. Le cas de Viktor Khrapunov constitue en quelque sorte une exception à cette règle adoptée par Nazarbaïev : il a réussi à rester au poste d’akim d’Almaty pendant sept ans et demi.
Les circonstances de sa démission ont été assez particulières. La veille, tard le soir, Noursoultan Nazarbaïev a appelé et a dit qu’on devait venir le chercher à l’aéroport d’Almaty le lendemain matin, à huit heures. Depuis l’aéroport, ils se sont dirigés directement à l’akimat (la mairie. – ndlt) de la ville où une réunion a été organisée. Noursoultan Nazarbaïev a annoncé des changements au sein de la direction de la ville : il a libéré Viktor Khrapunov de ses fonctions d’akim en le remplaçant par Tasmagambetov. Le président a commencé son discours par un banal mensonge en prétendant que c’est à la demande de Viktor Khrapunov qu’il le libérait de sa fonction pour le transférer dans la Province du Kazakhstan oriental.
Il était impensable de refuser cette nouvelle fonction, même si déjà à l’époque Viktor et moi avions envisagé son éventuelle démission de la fonction publique et notre éventuel départ. Néanmoins, Noursoultan Nazarbaïev a dit qu’il était en train de se préparer aux élections présidentielles, et que le Kazakhstan oriental était une province compliquée à l’électorat difficile. Il était important, disait-il, qu’à ce moment crucial, un dirigeant chevronné se place à la tête de la Province, « un poids-lourd politique », comme il a dit. Pour tous les préparatifs, on n’a accordé à Viktor Khrapunov que 30 minutes, il a juste eu assez de temps pour prendre le nécessaire dans son ancien bureau, avant de prendre l’avion pour Oust-Kamenogorsk aux côtés du président Nazarbaïev. En décembre 2004, Viktor Khrapunov a commencé à exercer les fonctions d’akim (gouverneur. – ndlt) de la Province du Kazakhstan oriental.
A la même période, c’est Imangali Tasmagambetov, une des créatures de Nazarbaïev et homme de paille de Timur Kulibayev, qui a repris les fonctions d’akim d’Almaty. Tasmagambetov a engagé dans la presse une campagne diffamatoire sans précédent dirigée contre Khrapunov. En fait, il accusait son prédécesseur de tous les maux, même inexistants, tout en distribuant en catimini des biens appartenant au domaine municipal. L’histoire du terminal de l’aéroport d’Almaty en est un exemple. Du cynisme sur fond de populisme, un flair indéniable en matière de conjoncture politique, – grâce à ces qualités Imangali Tasmagambetov peut être considéré comme une parfaite créature de Nazarbaïev, à cent pour cent. C’est la raison pour laquelle il a travaillé dans la ville la plus intéressante du Kazakhstan du point de vue des finances de 2005 à 2008, pendant que le prix du pétrole était très haut, et qu’il fallait investir les revenus de la famille présidentielle résultant des ventes dudit pétrole. En ce sens, Viktor Khrapunov ne faisait pas le poids face à Tasmagambetov qui souhaitait avec enthousiasme tout privatiser au bénéfice de la Famille, en pêchant également dans ces eaux troubles pour son propre compte. Lorsqu’il est devenu évident que les turbulences des années 1990 avaient cédé place à des tas de pétrodollars faciles, une autre personne, plus proche de la Famille présidentielle, a été nommée à ce poste.
Le Kazakhstan oriental
Le 9 décembre 2004, Viktor Khrapunov a commencé à exercer les fonctions de gouverneur de la Province du Kazakhstan oriental. Le 14 décembre, la chaine TV appartenant à Dariga Nazarbaïeva a présenté une émission sur l’ « Orient rouge », dans laquelle on critiquait la prédominance de la langue russe et des noms russes dans la Province. Nous étions en automne, Viktor Khrapunov venait de remplacer à ce poste Talgatbek Abaydildin, et dans cette émission on disait que la langue russe dominait dans la Province. Les chaînes « Khabar » et KTK ont déployé une campagne d’envergure, Viktor Khrapunov a fait l’objet de vives critiques. A ce moment-là, j’habitais à Almaty et j’ai décidé de voir Gulnara Iksanova que je connaissais de longue date. A l’époque, en tant que Présidente de la Corporation nationale de Radio et de Télévision de la République du Kazakhstan j’avais engagé Gulnara (en souvenir de l’amitié qui avait lié nos parents) et l’avais présenté à Dariga. Par la suite, comme on sait, Gulnara Iksanova est devenue le bras droit de la fille aînée du président, elle n’a pas ménagé ses efforts pour « khabariser » tout le pays. Lors de cette rencontre, j’ai demandé directement à Gulnara ce qui se passait, quelle était l’origine de toutes ses attaques lancées contre Viktor Khrapunov. Iksanova m’a répondu qu’elle n’en savait rien, que les journalistes de leur chaîne TV jouissaient d’une liberté d’expression absolue et que personne ne pouvait les influencer dans leur travail. Pendant notre brève conversation Gulnara a reçu toutes les trois minutes des appels téléphoniques de Dariga qui tenaient à être au courant de tout. Ainsi nous avons assisté à un changement brusque, presque un mimétisme, d’une personne.
Viktor Khrapunov : A qui appartient Le Kazakhstan oriental ?
Viktor Khrapunov: Dariga avait de grands intérêts au Kazakhstan oriental. En fait, la famille du président avait déjà fait la main basse sur toute l’industrie d’extraction de ressources naturelles de la région. Dans cette partie du pays, Nazarbaïev possède des entreprises gigantesques comme le Combinat d’extraction et de transformation des minerais plombo-zincifères d’Oust-Kamenogorsk, le Combinat d’extraction des minerais polymétalliques de Leninogorsk, le Combinat d’extraction de plomb de Zyrianovsk, la centrale hydroélectrique de Boukhtarma qui fait partie de la société Kaz’zinc qui, à son tour, par l’intermédiaire d’Utermuratov, reste sous le contrôle de Nazarbaïev. La corporation Kazakhmys qui appartient également à Nazarbaïev comprend notamment le Combinat de titane et de magnésium d’Oust-Kamenogorsk et le Combinat d’extraction et d’enrichissement minier de Zhezkent.
L’Usine d’armature d’Oust-Kamenogorsk qui fabrique de la ferronnerie pour les entreprises pétrolières et gazières appartient à Timur Kulibayev et à Kenes Rakishev, le gendre de Tasmagambetov. J’ai demandé comment l’Usine d’armature avait fini entre les mains de Rakishev, les autorités chargées de l’application du droit ainsi que le Goskomimushchestvo (régie nationale des biens d’Etat. – ndlt) ont répondu que tout était fait conformément à la loi.
Il y a encore l’Usine sidérurgique d’Ulbinsk qui fabrique notamment du combustible nucléaire (en pastilles) pour des centrales nucléaires, c’était l’unique usine en URSS à avoir ce profil, l’un des fournisseurs les plus importants du monde de combustible nucléaire. Lorsque l’akim précédent, Vitaly Mette, avait voulu défendre cette usine, il y a laissé son poste. J’ai également soutenu Mukhtar Dzhakishev en insistant pour que l’entreprise reste au sein de Kazatomprom (compagnie minière du Kazakhstan détenue à 100 % par le gouvernement kazakh, leader mondial dans l’exploration, la production et la commercialisation de l’uranium. – ndlt).
Toute l’extraction de l’or au Kazakhstan est contrôlée par les membres de la Famille, seul le gisement aurifère Bakyrtchik était contrôlé par une société canadienne, et ils ont tout fait pour écraser cette dernière. Cependant, Bakyrtchik fait partie des trois plus gros gisements aurifères du Kazakhstan (Vassilkovskoie, Bakyrtchik, Ridder-Sokolnoie) dont la teneur en or est très élevée. A l’époque, l’extraction d’or du gisement aurifère Bakyrtchik se faisait par la société KazakhGold et par la fameuse famille Asaoubaev qui avait des liens de parenté avec Sara Alpysovna (Sara Nazarbaïeva, épouse du président Nazarbaïev. – ndlt). Alors, on peut deviner aisément qui en réalité était l’actionnaire majoritaire de la société KazakhGold.
Aujourd’hui, l’extraction et la transformation de l’or au Kazakhstan sont contrôlées par la société Altyntaü, dont Nazarbaïev est également propriétaire via la SA Verny Kapital. On se souvient que Nazarbaïev souhaitait que le volume de l’extraction de l’or au Kazakhstan augmente pour atteindre 70 tonnes par an. A cela je pourrais ajouter que l’or extrait au Kazakhstan est ensuite transporté en Arabie Saoudite où, d’après les informations provenant de sources différentes, cet or serait conservé sur les comptes personnels du président Nazarbaïev.
En 2007, à Oust-Kamenogorsk, Dariga Nazarbaïeva essayait de s’approprier ce qui restait encore dans la Province. Elle était notamment intéressée par l’entreprise d’Etat Oskemen vodokanal chargée de gérer le Réseau de distribution d’eau. J’ai eu assez de pouvoirs pour garder cette entreprise dans le domaine d’Etat. A l’époque c’est la société Ir-Grupp qui était investisseur et j’ai insisté en disant que les investisseurs s’acquittaient bien de leur tâche.
Ensuite, ce sont les sources d’eau Rakhmanov sont devenu l’objet de sa convoitise. Dans ce cas-là, elle a agi par l’intermédiaire de Baloushkin (« Bipek-avto – Asia Avto ») et de Vera Sukhorukova qui à un certain moment avait été akim d’Oust-Kamenogorsk avant d’être élue au Parlement via le parti de Dariga. Alors, dirigée par Dariga, Sukhorukova a commencé à appeler directement des gens et leur donner des ordres. Je lui ai téléphoné et lui ai dit que j’étais au courant de ses appels téléphoniques en exigeant d’arrêtes ces manigances.
Grâce à l’assistance accordée par Sukhorukova à un de ses camarades du parti Asar, celui-ci s’est vu attribuer un terrain situé dans le plan d’alignement du Prospekt Pobedy (avenue de la Victoire. – ndlt) qu’on était en train de construire à Oust-Kamenogorsk. La société a fait ériger une clôture autour de ce terrain attribué en violation de la législation foncière, en colonisant le parking situé près du Grand Magasin Central et en fermant la voie d’accès aux automobiles. Voyant d’immenses bouchons qui s’étaient formés à cet endroit, l’akim de la ville a fait démonter la clôture.
Après cela, je reçois l’appel du chef de l’Administration présidentielle, Adilbek Dzhaksybekov, qui m’a demandé de relever l’akim de la ville de ses fonctions. En lui indiquant que l’akim de la ville avait agi en toute légalité, je lui ai donné des explications concernant l’incident. Dzhaksybekov m’a donné raison tout en me mettant en garde : « attention, tu joues avec le feu ». Peu après, lors d’une réunion par téléconférence des akims de toutes les provinces, c’est le président Nazarbaïev qui a donné l’instruction de relever l’akim en question de ses fonctions ; ce faisant, il a déclaré que les autorités locales mettaient des bâtons dans les roues des hommes d’affaires et des investisseurs. Cela a été fait pour satisfaire Dariga Nazarbaïeva dont le but était de semer la discorde au sein de l’administration de la Province du Kazakhstan oriental.
Suite à une recommandation de la même Sukhorukova, Dariga a essayé de promouvoir une de ses créatures, Adylgazy Berguenev qui occupait le poste d’inspecteur d’Etat au sein de l’Administration présidentielle. Leur stratégie avait pour but d’infiltrer au sein de l’administration de la Province leur « agent » qui pourrait déstabiliser et saper le travail ; pour cela, ils voulaient faire remplacer Jury Shvaichenko, le premier vice-akim de la Province du Kazakhstan oriental.
Nous recevons un papier du gouvernement par lequel on nous demande de relever Shvaichenko de ses fonctions car celui-ci s’oppose à la mise en œuvre dans la Province du programme de développement de pôles économiques et industriels élaboré par le gouvernement. A l’époque c’est Daniyal Akhmetov qui exerçait la fonction de premier ministre. J’ai donc appelé Daniyal Kenzhetaievich afin de lui expliquer que Shvaichenko était âgé et devait bientôt prendre sa retraite, que je ne pouvais pas le licencier, qu’il fallait qu’il finisse son mandat et prenne tranquillement sa retraite. Akhmetov a trouvé mes arguments convaincants.
Lors d’une rencontre suivante, Dariga a encore une fois parlé de Berguenev en me faisant remarquer que ce dernier avait de l’expérience et qu’il avait déjà occupé le poste d’akim d’une ville à Semipalatinsk et celui de vice-akim de la Province du Kazakhstan oriental. Je lui ai alors promis de rencontrer Berguenev lors de mon prochain voyage à Astana. En y arrivant pour une réunion des akims des Provinces, j’ai en effet rencontré Adylgazy Berguenev, je l’ai trouvé très sûr de lui, il avait l’air de quelqu’un qui avait tout arrangé, tout balisé. De retour dans la Province, j’ai chargé les forces du Ministère de l’Intérieur et ceux du KNB de procéder à un contrôle appuyé à l’encontre de Berguenev, comme on doit le faire conformément à la loi sur le service public vis-à-vis d’un spécialiste recommandé pour occuper une fonction publique.
En recevant le rapport nous avons constaté que Berguenev était loin d’être un enfant de chœur. En effet, lorsqu’il avait été akim de Semipalatinsk, il avait été accusé d’avoir fait couper une vieille forêt d’espèces rares pour vendre le bois en Chine, pour le faire, il aurait utilisé des wagons à charbon. Ainsi, pendant que la ville était en train de geler, il s’occupait de ses affaires. Plus encore, il y avait encore une affaire criminelle : son neveu avait été condamné à la peine capitale après avoir tué un homme par balle, mais lorsque Berguenev a utilisé ses relations à Astana, et le Tribunal de grande instance a décidé de libérer son neveu. Me fondant sur ces renseignements, j’ai annoncé à Dariga que je ne pouvais vraiment pas embaucher quelqu’un qui ait de telles références.
C’est après mon départ que cette histoire a continué : Berguenev est revenu dans la Province pour y occuper le poste de premier vice-akim ; très bientôt, il a été promu akim du Kazakhstan oriental, on pouvait aisément comprendre d’où venait le vent. Du reste, cette créature de Dariga Nazarbaïeva a vite dépassé les bornes, quelques mois seulement après sa nomination il a été relevé de ses fonctions par le président Nazarbaïev. Il y a eu alors dans la région des faits révoltants et scandaleux, c’était intolérable, le vase allait déborder lorsque dans un restaurant, lors d’une fête d’anniversaire d’un des camarades de Berguenev il y a eu une bagarre rangée, quelqu’un a sorti son couteau, il y a eu des morts parmi les membres de son équipe… Cela illustre bien la manière particulière dont Dariga Nazarbaïeva gère les ressources humaines ; on a l’impression que dans ses activités elle fait tout pour mettre en œuvre la politique du pire.
Le départ du Kazakhstan et l’installation en Suisse
Peu à peu, il est devenu évident que la famille de Nazarbaïev exerçait une influence de plus en plus grande sur le président ; il fallait soit s’adapter à cette nouvelle réalité, s’aligner, soit changer quelque chose. C’est ainsi qu’en 2007 nous avons pris la décision de quitter le pays.
Il est à préciser que nous sommes partis pour la Suisse tout à fait ouvertement. Aujourd’hui, sous l’influence de la police financière et des procès engagés en 2011 à notre encontre (et antidatés), la presse nazarbaïévienne nous traite de « fugitifs ». Or, il ne s’agit en réalité que d’un lieu commun qui a pris racine dans les articles des journalistes kazakhstanais mal informés.
Sans fuir personne, nous sommes partis étant tout à fait sûrs de nos forces, désireux de faire des affaires. Nous nous rendions bien compte des risques dus au fait que nous nous étions liés à Mukhtar Ablyazov (suite au mariage de nos enfants. – ndlt). Néanmoins, jusqu’à 2010, nous sommes restés à l’écart de cette guerre.
Ainsi, encore en 2009, lorsque la famille du président a décidé de mettre la main basse sur tout le secteur bancaire, Viktor Khrapunov a appelé Aslan Mousin, à l’époque chef de l’administration présidentielle, pour lui proposer d’aider à trouver une solution permettant de régler le conflit entre Kulibayev et Ablyazov.
Je me souviens également d’un coup de téléphone de Rakhat Aliev ; pour une raison que j’ignore, il appelait toujours sur mon numéro et me demandait de lui passer Viktor. Cette fois, je lui ai demandé s’il voyait une possibilité de réconciliation. Il a répondu que oui, mais que l’autre partie n’en voulait pas. En fait, c’est bien à cause de Kulibayev et de Masimov que la situation est dans une impasse : quand une possibilité de négociations se présentait, ils faisaient tout pour convaincre Nazarbaïev que cela n’avait aucun sens, que, forts de leurs contacts avec des représentants des forces de l’ordre russes ils allaient sous peu attraper Ablyazov.
Poursuites en Suisse
En Suisse allemande, un petit journal a publié une fausse information sur l’état de nos finances. En se basant sur cette information, le magazine « Bilan » nous a fait figurer dans la liste des 300 plus grosses fortunes de Suisse. Lorsque nous avons indiqué au magazine « Bilan » que cette information ne correspondait pas à la vérité, ils ont tout revérifié et nous ont rayés de cette liste. Or il s’est trouvé par la suite que cette erreur n’était pas anodine. A la base de cet article, la police financière du Kazakhstan a engagé toute une série de poursuites à l’encontre de notre famille, elle a également mentionné cet article dans toutes les publications ayant pour but de nous discréditer et de porter atteinte à notre honneur considération. Il est à relever que le journaliste qui avait rédigé le premier article contenant des informations fausses sur notre famille, a vite donné sa démission, a quitté le petit journal en question et la Suisse pour aller s’installer en Amérique du Sud. Ce fait est tout à fait suspect ; en me basant sur mon expérience je suis persuadée que l’article avait été écrit sur commande.
En Suisse, lors d’un entretien avec des agents de la police financière du Kazakhstan (il s’agit en particulier d’un enquêteur, Serguei Perov), nous avons deposé la question : « Sur quelle base avez-vous ouvert les enquêtes ? ». Ils ont invoqué des sources anonymes et les données de cet article. Viktor Khrapunov a dit à l’enquêteur qu’il avait des informations non pas anonymes mais tout à fait officielles permettant de confirmer le fait que des pertes considérables avaient été causés au budget municipal d’Almaty par Tasmagambetov qui avait loué le terminal de l’aéroport à son gendre Rakishev pour 20 ans pour un montant de 400 millions de dollars. Il l’a dit en présence de plusieurs témoins en demandant si, en se basant sur cette information, la police financière pourrait ouvrir une enquête ? Perov a souri et a répondu : « Non ». Nous lui avons demandé : « Mais pourquoi non ? ». Il a répondu : « Vous le comprenez bien vous-mêmes ».
C’est ainsi que des enquêteurs kazakhstanais répondent, en présence d’officiels suisses qui commencent à comprendre de quoi il retourne au Kazakhstan.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la parution de cet article. Le magazine « Bilan » publie toujours la liste des plus grosses fortunes de Suisse, et c’est Dinara Kulibayeva, la deuxième fille du président Nazarbaïev riche de plusieurs milliards de dollars qui y figure régulièrement. L’acquisition par Dinara Kulibayeva d’une villa pour un prix exorbitant même aux yeux des Suisses qui en ont vu d’autres (74,7 millions de francs) a provoqué un tollé dans la presse helvétique.
A la lumière de ces faits, des tentatives régulières de relier les Khrapunov à n’importe quel petit scandale paraissent maladroites et vulgaires.
D’ailleurs, malgré l’hallali lancé, les autorités kazakhes chargées de l’application du droit n’ont réussi à trouver aucun compte secret ouvert au nom de Viktor Khrapunov, car ces comptes n’existent tout simplement pas. Tout ce qu’ils ont réussi à incriminer à Viktor Khrapunov en tant qu’ancien akim d’Almaty, c’est un abus d’autorité qui constitue une contravention administrative. Naturellement, les sites Internet de bas étage alimentés par le KNB (Komitet nazionalnoj bezopasnosti, Comité de sécurité nationale de la République du Kazakhstan. – ndlt) et la police financière n’en disent mot préférant placer des titres insultants et accrocheurs. J’en ai beaucoup parlé dans mes articles, mais ce raz-de-marée d’intoxication est plus fort que tout. Alors, je tiens à le répéter encore une fois : La Suisse assiste l’enquête kazakhstanaise dans son instruction.
Projets d’avenir
En publiant cet article j’aimerais tourner cette page de ma vie pour passer à une nouvelle étape et entamer de nouveaux projets. Mes lecteurs me disent souvent que la critique est aisée lorsqu’on vit loin du Kazakhstan. C’est vrai, j’y consens. Néanmoins, je vois dans ces reproches des rêves jamais réalisés des gens de ma génération et plus âgés qui auraient peut-être envie de raconter ce qu’ils pensent de la vie, mais qui se sentent limités par la censure et leurs propres craintes. Pour ma part, je considère que ma mission est de parler le plus possible de l’expérience que Viktor et moi avons eu, de ce que nous avons appris. Nous avons tellement de souvenirs et de témoignages que cela vaudrait la peine de sauvegarder cette information et de la partager.
* sous la direction d’un attaché de presse